Historienne et auteur

Photo : Isabelle Lefort

Servir une histoire incarnée, écrite à quatre mains, avec l'ambition de rester fidèle aux faits et à la réalité du vécu, tel est l'objectif de mon travail autour de la biographie.

Le passé

Un certain goût pour le passé m’habite depuis l’enfance où, du plus loin que je me souvienne, j’écoutais les histoires, chuchotées comme des secrets ou clamées comme des récits de conquêtes. Depuis toute petite, j’ai appris à faire des liens entre des épisodes morcelés, à les trier pour en reconstituer des bribes de vies en cherchant à comprendre la marche de ce petit monde. L’horizon s’est élargi avec ma passion pour la littérature nourrie d’une certaine voracité à dévorer les bibliothèques.

Comme une évidence, j’ai choisi des études d’histoire menées jusqu’au doctorat pour lequel j’ai suivi les parcours individuels de militants associatifs (1) en les croisant avec les grands mouvements sociaux et culturels de la France de la fin du XIXème siècle. Pendant mes loisirs j’ai longuement fréquenté l’œuvre de Stefan Zweig dont les biographies brillent par une fine précision historique doublée d’une écriture vivante et incarnée. Le monde d’hier (2) reste un de mes ouvrages préférés sur la période de l’entre-deux-guerres.

  

A hauteur d'hommes et de femmes

C’est à hauteur d’hommes et de femmes que je préfère le passé car j’ai ce goût pour les autres qui me pousse à les approcher, à chercher ce qui fait de chacun et chacune un être si particulier, à laisser leur petite musique résonner en moi.

J’ai été touchée par l’œuvre de Svetlana Alexievitch (3), prix Nobel de littérature ; elle s’est fait le porte-voix de témoins anonymes à qui elle a tendu son micro pour entendre leur histoire, pour restituer leurs visages et leurs âmes dans une œuvre littéraire où la grande Histoire se tisse de chair et de sang.

Historienne en quête d’un territoire d’écriture, j’ai fait un pas de côté pour m’engager vers la biographie. J’ai eu la chance de croiser les pas de Pierre Vigne (4), prêtre fondateur de la congrégation des sœurs du Saint Sacrement dont l’écriture de la biographie fut comme un chemin de vie, plein de belles rencontres et d’envie de partager un regard sur le monde. Des auteurs comme Christian Bobin avec LeTrès-Bas (5) ou Max Gallo dans La croisade du moine (6) ont influencé une écriture en quête d’un style aussi incarné que possible, alors que le Père Vigne a vécu au XVIIIème siècle.

Mes expériences de lectrice ont orienté la suite de mon parcours.

 

De la biographie à l'autobiographie à quatre mains

Lisez Les rêves de mon père de Barack Obama (7), vous aurez le sentiment de rencontrer l’ancien président des États-Unis, plongez-vous dans Enfance (8) de Nathalie Sarraute, vous en sortirez imprégné de ses impressions de petite fille. Chez les Weil (9) vous fera pénétrer dans la famille d’André et de Simone comme si vous étiez une vieille amie, Nous étions l’avenir vous emmènera dans l’intimité de ceux qui ont grandi avec Yaël Neeman dans l’utopie du kibboutz (10). On pourrait multiplier les exemples à l’infini avec Le temps des avants de Charles Aznavour (11), ou Black Hawk Chef de guerre (12)… chacun de ces récits vous plonge dans l’intériorité de l’autre, celle qu’il vous raconte pour vous faire entrer dans sa vision du monde, pour vous emmener sur un bout de chemin avec lui.

Écrire son autobiographie est un exercice bien maîtrisé par des hommes et femmes de lettres ou des personnages publics qui ont appris à manier cet art délicat. Pourtant, le témoignage de celui qui n’aime pas écrire, ou qui a mis son énergie à agir dans le monde en développant d’autres compétences, n’est-il pas aussi utile ? Évidemment, oui.

 

Servir le témoignage

Cette utilité-là me plaît.

Me tenir aux côtés de quelqu’un, écouter son récit, voir le monde par ses yeux, trouver les mots pour exprimer sa vision subjective dans un style imprégné de sa personne, de sa culture, de sa manière d’être au monde… tel est mon territoire d’écriture pour des livres situés à la lisière entre la biographie et l’autobiographie, écrits à quatre mains.

Ces textes ne sont pas tout à fait des biographies car ils ne croisent pas les sources en appliquant les méthodes de l’historien et ne recherchent pas l’objectivité du propos. Ils ne sont pas tout à fait des autobiographies car le narrateur n’est pas le seul auteur ; par l’écriture, je m’applique à faire vivre sa manière de voir le monde.

La tâche consiste en premier lieu à comprendre sa subjectivité, à la replacer dans son contexte, dans son monde, sans dénaturer ses propos par des analyses pontifiantes. C’est un art d’équilibriste. Il convient de discerner dans un parcours personnel ce qui est conditionnement social, héritage familial, détermination imputable à l’époque pour entrevoir ce qui relève des options personnelles et des orientations choisies. La part du hasard, des rencontres, de l’environnement sociologique sont autant de facteurs pesant sur le cheminement de chacun. L’âme est « encombrée des superstitions, des partis pris et des mensonges de son temps » (13) qu’il nous faut contourner pour écrire un récit qui sonne juste.

La véracité du récit individuel est souvent interrogée. Celui qui raconte sa propre histoire, de son point de vue va effectivement donner de l’importance à son action, à ses propres élans, là ou d’autres témoins auraient un regard différent. Ainsi va la posture du témoin, rarement impartial. C’est pourquoi il est important de situer le propos au plus près de ce qui a été vécu afin de donner au lecteur toutes les clefs pour en comprendre la réalité.

La mémoire de celui qui a vécu tel ou tel épisode reste le seul moyen de se souvenir d’un fait, écrit Paul Ricoeur sur le sujet (14). Les documents et archives que l’on oppose souvent au témoignage individuel sont aussi le produit de processus dont les biais sont nombreux. La vérité est un feuilletage complexe où s’entrelacent les émotions, les faits, les postures ou les statuts des témoins.

 

Le témoignage que nous écrivons ensemble, narrateur et auteur, à quatre mains, subtilement porté par un mélange d’humilité et de fierté, est habité par le désir de rester aussi proches que possible de la réalité.

 

 


[1] Annie Grange – L’apprentissage de l’association – 1850-1914. Mutualité française – 1993 – Coll Racines mutualistes, 139 p.

[2] Stéphane Zweig, Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen. Traduction Jean-Paul Zimmermann (Fisher, 1944 – Belfond, 1982).

[3] Svletana Alexievitch, La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement. Traduction Sophie Benech (Actes Sud, 2013). La supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse. Traduction Galia Ackerman et Pierre Lorrain (Lattès, 1998).

[4] Annie Gerest, Pierre Vigne, En chemin avec les humbles. Préface Mgr Alain Planet. Congrégation des sœurs du Saint Sacrement - Nouvelle Cité, 2012. 188 p.

[5] Christian Bobin, Le Très-Bas, Gallimard 1992.

[6] Max Gallo, Les Chrétiens – La croisade du moine. Fayard 2002.

[7] Barack Obama, Les rêves de mon père. L’histoire d’un héritage en noir et blanc. Autobiographie. Traduction Danièle Darneau. Presses de la Cité. 2008.

[8] Nathalie Sarraute, Enfance. Gallimard 1983.

[9] Sylvie Weil, Chez les Weil André et Simone. Buchet/Chastel, 2009.

[10] Yaël Neeman, Nous étions l’avenir. Traduit par Rosette Azoulay. Actes Sud 2015.

[11] Charles Aznavour, Le temps des avants. Flammarion 2003.

[12] Black Hawk, Chef de guerre. Autobiographie. Traduction Paulin Dardel. Anarcharsis, 2018.

[13] Conférence Nobel par Svletana Aleksievitch, Lauréat du Prix Nobel de littérature 2015. ©La Fondation Nobel 2015.

[14] Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli. Le Seuil, 2000.

  


Biographe à Lyon, Valence, Paris, Annie Gerest accompagne les narrateurs et narratrices dans ce recueil de souvenirs pour écrire à quatre mains un livre palpitant où la véracité se conjugue avec l’élégance et la délicatesse.

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